L'histoire de l'homme se caractérise par sa quête de nourriture et par sa lutte contre les maladies. La malnutrition et les maladies infectieuses ont décimé la population de nombreux pays jusqu'au début du XXème siècle. Ce n’est qu’à ce moment, que des sciences comme la microbiologie ou la biochimie ont suffisamment évolué pour permettre d’améliorer l´hygiène des populations et de comprendre les mécanismes biochimiques responsables des maladies comme le scorbut, la pellagre, le rachitisme, le béribéri, le goitre endémique ou le kwashiorkor.

L´histoire du scorbut est très ancienne! En antiquité, on avait observé l’existence d’une maladie très grave, caractérisée par des douleurs osseuses, des hémorragies gingivales et une forte anémie. Cette maladie touchait de préférence les marins mais de manière générale toute personne privée d’aliments frais pendant de longues périodes.

L´explorateur français Jacques Cartier apprend des amérindiens un remède pour traiter ce mal lors de ses voyages au Canada (1535-1536). A cette époque, l’hiver, les aliments frais venaient vite à manquer. Les premiers hivers, nombre de colons français moururent de scorbut. Pourtant ce fléau n’existait pas chez les amérindiens. Ces derniers buvaient des infusions d'aiguilles et d'écorce de pin pour soigner et prévenir ce mal. Ces infusions sont riches en composés flavonoïdes, aux propriétés antioxydantes plus puissantes que la vitamine C!

Les marins anglais se servaient du jus de citron ou de limette (d’où le nom de ‘Lymey” qu’on leur donnait à cette époque) ou de boissons fermentées pour prévenir et guérir le scorbut. Les résultats des traitements par les plantes ou la nourriture étaient impressionnants, mais en science les postulats ne sont acceptables qu’avec une preuve expérimentale. Pour le scorbut, la preuve fut fournie par un médecin de la marine britannique: le capitaine James Lindt, dans son livre "A Treatise of the Scurby" ("Traité sur le scorbut"), publié en 1753. Dans ce livre, il démontre l’efficacité de quelques gouttes de jus d'orange dans un essai clinique mené sur l’équipage du Salisbury en haute mer. Bien que Lindt ne savait pas encore que la vitamine C dans les agrumes était à l’origine de la guérison des matelots, cette expérience établi pour la première fois un lien entre la nourriture et la prévention d’une maladie. La marine anglaise attendit tout de même cinquante ans avant d’introduire des citrons dans ses bateaux… la bureaucratie déjà à cette époque limitait le progrès!

L´acide ascorbique ou vitamine C fut isolée en 1928 du jus de citron par le biochimiste hongrois, Albert Szent Györgyi. Aujourd'hui cette vitamine est synthétisée en laboratoire et on sait qu’elle est un cofacteur enzymatique impliquée dans un grand nombre de réactions physiologiques nécessaire à notre vie.

Les rebondissements dans l’histoire de la pellagre ressemblent beaucoup à celles du scorbut. Observée et décrite pour la première fois en 1735 par Gaspar Casal (médecin de Philippe V) d’Espagne dans la région d’Oviedo. Ses observations ne furent rendues publiques qu'en 1762. Casal remarqua une forte consommation de maïs, dans les régions souffrant de pellagre.  Le maïs avait été introduit en Europe après sa découverte en Amérique et sur ce continent, les amérindiens ne souffraient pas de cette maladie!  Aucun médecin espagnol de l´époque ne le crut, ils privilégiaient tous l´hypothèse d’une toxine ou d’une cause infectieuse à la source de cette maladie. Bien des cas de pellagre seront rapportés en Espagne et dans le reste de l´Europe avant que le blé et d'autres aliments riches en protéines enrichissent la nourriture des populations atteintes et préviennent ainsi cette maladie.

En 1913 Casimir Funk suggéra que la pellagre était due à une carence en vitamine consécutive aux techniques des minoteries de l´époque. Celles-ci séparaient le grain de son enveloppe et du germe. Ses observations n’attirèrent pas l´attention des autorités sanitaires, faute de démonstration scientifique!

L´étude clinique démontrant le rapport entre une carence alimentaire et la pellagre n’eu lieu qu’en 1915 aux États Unies. Joseph Goldberger provoqua les symptômes de la maladie chez des prisonniers volontaires en leurs donnant un régime carencé pendant plusieurs mois. Le retour à une alimentation équilibrée permit  de faire disparaître les symptômes. Goldberger prouva donc que la pellagre n'était pas une infection, mais à l’époque, on ne sut admettre la valeur de ces observations.

C’est l'administration de la vitamine B3 ou niacine par Frontali et Visco entre 1937 et 1940 en Italie qui finalement  arriva à convaincre les scientifiques de l’époque. Hélas, la situation géopolitique empêcha ces travaux d’avoir un écho à l'échelle mondiale! En 1946, Krehl découvrit qu'un acide aminé (présent dans les protéines), le tryptophane pouvait, aussi bien que la niacine, empêcher la pellagre chez les animaux de laboratoire. Depuis, des études en biochimie ont montré que le tryptophane peut se transformer en niacine dans l'organisme humain.

Mais si un régime majoritairement basé sur le maïs est la cause de cette maladie, pourquoi les Amérindiens n´en souffraient pas avant la découverte de l'Amérique par les Européens? Ainsi en Europe, nous avons importé le maïs, mais pas la façon dont les indigènes le préparait! Ils cuisinaient les graines de maïs dans de l'eau alcaline, ce qui augmente la biodisponibilité de la vitamine B3!

Un dernier récit fascinant est celui du béribéri. Entre 1888 et 1896, l’hollandais, Christiaan Eijkman fut le médecin assigné au pénitencier de Java alors sous tutelle hollandaise. De nombreux prisonniers étaient atteints de béribéri, une maladie du système nerveux conduisant à la paralysie et à la mort. Eijkman réalisa que les poules du pénitencier nourries avec du riz poli, (aliment de base des prisonniers) mourraient d´une polynévrite ressemblant au béribéri. Lorsqu´il commença à nourrir ses poules avec du riz complet, il constata une guérison de leur paralysie.  Il conclut qu’un régime alimentaire composé essentiellement de riz poli était la cause de la polynévrite chez ces animaux et du béribéri humain. En remplaçant le riz poli par du riz complet le béribéri fut éradiqué. La substance responsable de la guérison des animaux nourris au riz poli, la thiamine ou vit B1 ne fut isolée qu’en 1915 par Casimir Funk, un biochimiste polonais installé aux USA. Il montra qu'elle est présente dans le son du riz et du blé et dans levure (en quantité encore plus grande). Plus tard d´autres chercheurs démontrèrent le rôle ce cette vitamine dans le système nerveux, circulatoire, et digestif.

L´histoire des ces trois maladies graves témoignent de la difficulté d’établir un lien entre la nutrition et la maladie. Reconnaitre que des carences peuvent être la cause de maladies et plus encore d’introduire une thérapie efficace demandent du temps, souvent beaucoup de temps.

Les maladies chroniques ont aussi eu leur place dans l’histoire. Thomas Sydenham (1624-1689), un médecin anglais, observa dans les classes aisées de l´époque, une maladie causée par un régime alimentaire inapproprié, riche en viande et en alcool. Ce régime déclenchait chez certains des crises de goutte ou « podagra ». Sydenham fut le premier à en décrire la cause et à traiter cette maladie par une modification du régime alimentaire, voire une restriction dans la consommation de viande et des boissons alcoolisées. Ainsi débuta le concept de diète, régime alimentaire et guérison!

Après la seconde guerre mondiale, des avancées en santé publique, l’hygiène, la dissémination des antibiotiques et des vaccins permirent de contrôler la majorité des maladies infectieuses. L´industrie alimentaire globalisa notre alimentation, éradiqua la faim et les maladies par carence - au moins dans les pays les plus avancés. L'espérance de vie augmenta dans ces mêmes pays. Par contre, des maladies chroniques telles que les maladies cardio-vasculaires ou le cancer sont devenues plus fréquentes et sont actuellement les causes les plus fréquentes de mortalité dans nos sociétés.

Au début des années 50, les États-Unis sont confrontés à une sérieuse augmentation des décès par les maladies cardiovasculaires. En 1955, le chercheur américain Ancel Keys confirma une hypothèse établissant un lien entre la consommation de graisses et l´augmentation du cholestérol. Il dirigea une étude épidémiologique appelé "l'étude des 7 pays" qui montra un lien entre l'apport en graisses saturées et en cholestérol, et les crises cardiaques. Par contre ce rapport ne concernait que 7 des 22 pays faisant partie de l’étude. Il avait regroupé les pays où l’association était la plus forte. Une telle sous analyse aujourd’hui est toujours regardé avec un certain doute car on peut facilement introduire in biais dans une telle analyse. Dans son cas, il avait évité d’inclure des pays comme le Chili où le taux de maladies cardiovasculaires était élevé mais où la consommation de graisses est basse, et la France où la consommation de graisses (foie gras et autre) est élevée mais le taux de maladies cardiovasculaires est basse.

Un contemporain d’ Ancel Keys, John Yudkin professeur en nutrition à l'université de Londres, incriminait lui la consommation du sucre comme facteur clef dans de nombreux problèmes de santé, en particulier dans les maladies cardiovasculaires. Il publia un livre "Pure white and deadly" en 1972. Ses conclusions ne furent reconnues que beaucoup plus tard.  Ainsi depuis les années 50s, un mouvement "sans graisse et sans cholestérol” s’établit un peu partout au monde poussé par la santé publique tout comme l’industrie agroalimentaire.

Aujourd’hui, 70 ans plus tard, les recommandations de "manger sans graisses" ne préviennent pas les maladies cardiovasculaires, l´obésité ou le diabète. De plus en plus d'études remettent en cause cette politique de manger sans graisses. D’autres démontrent qu’un taux de cholestérol abaissé artificiellement n’est pas forcément utile, et qu'en vieillissant, un cholestérol un peu élevé n´est pas nécessairement mauvais.  N’abaisser que le taux de cholestérol n’a pas un effet sur les maladies cardiovasculaires, sauf chez certains individus ayant une prédisposition génétique.

Certains affirment que ces maladies sont les maladies de notre civilisation, le prix à payer pour notre longévité et notre confort. Un excès de nourriture et un manque d´exercice en seraient les déclencheurs. Pourquoi alors ces maladies apparaissent-elles de plus en plus tôt?. Pourquoi les observe-t-on parfois même durant l’enfance?

Dans ce contexte, quel est le rôle de l’alimentation?

Malgré une surabondance de nourriture, certains soupçonnent que nombreux sont ceux qui souffrent de carences multiples. Faisons-nous aujourd’hui les mêmes erreurs que les responsables de la santé publique des siècles passés, incapables de reconnaître l'association entre la nourriture que nous mangeons et la santé?

Maria Sol Rodriguez Pena, MD, PhD. Biochimiste clinique. Spécialiste en nutrithérapie
Marc D. de Smet, MD, CM, PhD, FMH Ophtalmo-chirurgien